Safouane Ben Slama - Éloge de l’ombre
« Au Printemps 2018, Safouane Ben Slama a voyagé à travers le Maroc, l’Algérie et la Tunisie. Explorant les vastes étendues et horizons sans fin du désert marocain et des bords de mer tunisiens, il a également parcouru les rues d’Alger à la rencontre de ceux qui peuplent la ville.
À l’instar des expériences psychogéographiques menées par Guy Debord qui a étudié comment les lieux impactent nos sentiments et comportements, la démarche de Safouane Ben Slama consiste à approcher le territoire via une « errance consciente » consistant à se laisser guider par les effets que la ville peut produire. Éloge de l’ombre fait ainsi montre d’une observation attentive de la lumière. Souvent en mutation, au coucher du soleil, le ciel occupe une place centrale dans cette série. Mais le premier plan, c’est souvent l’environnement direct, qu’il soit naturel ou urbain, dans lequel les effets de cette transformation en cours sont perceptibles. Safouane Ben Slama met ainsi en évidence un dialogue, celui de l’illimité et de l’immatériel avec le monde présent. De cette correspondance affirmée entre microcosme et macrocosme naît une réflexion sur les rapports de l’individu au collectif. Le ciel, toile de fond universelle, apparaît alors comme un dénominateur commun à tous.
Safouane Ben Slama accorde une grande importance aux coordonnées de l’existence humaine, et dans ce contexte, le paysage s’offre alors comme une prolongation de l’âme. Regarder un coucher de soleil c’est faire l’expérience du temps qui passe et de sa relation au monde dans une phénoménologie du temps pour voir, ici et maintenant. De cette attitude contemplative découle un certain réenchantement du quotidien. Le titre de la série Éloge de l’ombre et son emprunt au livre éponyme de l’auteur japonais Junichirô Tanizaki prend alors tout son sens. L’ouvrage traite d’un concept aussi esthétique que spirituel, le wabi-sabi. Si Wabi fait référence à la plénitude et la mélancolie que l’on peut éprouver face à la nature et à la solitude, Sabi évoque la sensation du travail du temps. Éloge de l’ombre de Tanizaki est une ôde à la simplicité et à la discrétion, contre le tape à l’oeil, le clinquant et le tapageur, en vue d’apprécier la beauté des choses imparfaites, modestes, et altérées par le temps. En adéquation avec cette philosophie, Safouane Ben Slama a choisi de porter son attention sur ces merveilles restées dans l’ « ombre » métaphorique, pour mettre en valeur cette beauté moins évidente qui a subi la patine du temps et apprendre à re-regarder.
S’exercer à savourer l’harmonie dans l’irrégularité d’une façade, admirer la sécheresse d’un sol qui se craquelle, ou bien apprécier la salissure ou la rouille sur une surface car elle produit une nuance inattendue. On se plaît alors à observer des ronces enchevêtrées dans la ferronnerie d’un balcon pour leur caractère décoratif, ou bien la carcasse d’un bus laissé à l’abandon parce que le dénuement de sa structure rejoint celui du désert dans lequel il se trouve.
Une palette de couleurs sourdes, des textures qui se répondent… Ensemble, les images révèlent leur puissance et acquièrent une synergie. Elles illustrent une atmosphère et un point de vue cohérents : Éloge de l’ombre c’est l’expérience d’un rêve maghrébin, une histoire du regard et un hymne à la fraternité.
Cette pratique de la beauté pure qui se partage simplement avec autrui, Safouane Ben Slama la qualifie de « solidarité esthétique ». Il prête en effet à la beauté des qualités presque politiques puisqu’elle engendre des actions ou plutôt une pause, une interruption dans la vie de chacun dédiée à la contemplation. Éloge de l’ombre alterne moments de méditation et moments de connexion. Une connexion entre les photographiés et leur environnement, mais également une connexion entre le photographe et son sujet. Bras dessus, bras dessous, des mains qui se croisent, des entrelacs architecturaux, des paraboles sur les toits, autant de signes et symboles de relations qui se nouent et de liens affirmés. Il s’agit de prendre le temps d’expérimenter le passage du temps, seul ou en groupe, comme ces deux adolescents qui chaque soir se retrouvent pour regarder le coucher du soleil « parce que c’est beau » disent-ils.
Elsa Delage
Commissaire d’exposition.
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